RACHEL DE JOODE / ALEXANDRA NAVRATIL
2 juillet 2017 – 3 septembre 2017
Histoire(s) de matériaux
Dans ses œuvres denses et atmosphériques, Alexandra Navratil mêle des interrogations d’actualité sur les médias audiovisuels à leur histoire industrielle et technologique. La photographie et le film, l’image figée et celle en mouvement, sont jeunes en comparaison avec d’autres médias visuels. Navratil rend possible un voyage vers le passé, au cœur de l’Histoire et réussit à créer un lien avec le présent à travers des références pertinentes et une intervention presque minimaliste sur le matériau d’origine.
Le travail de Rachel de Joode nous plonge dans un monde qui nous semble à la fois familier et étranger : l’image photographique d’un objet représente cet objet. La photographie de l’objet se libère alors de son corps matériel. Les évolutions technologiques – comme les écrans qui jouent un rôle important dans l’évaluation et la réception des images – ont une grande influence sur notre perception : le travail de Rachel de Joode s’établit à la frontière entre l’expérience matérielle analogique et la reproduction digitale.
Les deux artistes créent une passerelle entre hier et aujourd’hui et rompent voluptueusement avec les éventuelles conceptions traditionnelles du médium photographique tel qu’il se manifeste aujourd’hui.
Alexandra Navratil (*1978) vit et travaille à Zürich et Amsterdam. Elle enseigne également à Bâle. Elle crée des œuvres appartenant principalement à la photographie ou de l’image en mouvement. Son travail a été récompensé plusieurs fois, notamment par le Prix Manor du canton de Zürich (2013). Elle est représentée par les galeries BolteLang (Zürich) et Dan Gunn (Berlin).
Le composant principal de la gélatine est le collagène, produit à partir de tissus conjonctifs de différentes espèces animales telles que les porcs et les bovins. Ces matériaux organiques indispensables à la photographie analogique et au cinéma renvoient aux origines du médium et plus particulièrement aux années 1830.
Dans le travail vidéo « Resurrections », Navratil arrange des photographies trouvées et des séquences de films des archives de la fabrique de films Wolfen : la juxtaposition, la superposition ainsi que le fondu sont réduits et comprimés à travers une reproduction supplémentaire en noir et blanc. Monceaux de machines et d’os d’animaux (coupés au préalable pour la production de gélatine), laborantines et collègues en blouses blanches rappellent d’autres mondes visuels connus : les atrocités du national-socialisme. Dans cette narration – la transcription de l’histoire du matériel photographique – se trouve une stratification dissimulée. En effet, l’AGFA faisait partie de la société I.G Farbenindustrie AG, fondée en 1925, qui était à son époque la plus grande usine chimique du monde. Un conglomérat de plusieurs sociétés similaires se dessine pour la responsabilité de l’exploitation du camp de travail Monowitz (Ausschwitz III). I.G Farbenindustrie produit en effet du Zyklon B (acide cyanhydrique ou acide prussique), qui entre 1942 et 1944 sera utilisé à grande échelle dans l’extermination – industrielle et organisée – de masse.
La connexion, qu’Alexandra Navratil insinue et illustre, se déploie librement depuis les débuts de la chimie organique jusqu’à l’utilisation de matériaux organiques pour ces produits, qui restent toutefois très artificiels, et le regroupement de l’industrie photographique à l’industrie chimique. August Kekulé, qui est le premier scientifique à publier la structure formelle de cycle benzénique (la formule était inspirée – cela ne s’invente pas – du rêve du scientifique dans lequel un serpent se mord la queue). Le benzol sera utilisé dans la fabrication de composants industriels chimiques importants tels que l’éthylbenszène, le cumène, le cyclohexane, ainsi que le nitrobenzène. Dans le roman de Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, écrit en 1973, l’auteur imbrique Kekulé, son rêve et l’IG Farben.
Le Dr Fred Walkow était un employé de la fabrique Wolfen et photographiait de manière obsessionnelle le lac artificiel, qui se trouvait dans les environs immédiats de son lieu de travail. Le Silbersee, qui provenait de l’eau polluée éliminée par la production de pellicules, devient chez Navratil le personnage principal de l’œuvre vidéo du même nom en 2015.
Au bord du lac d’argent se trouvait à l’origine une fosse de l’extraction de charbon. Les restes chimiques d’argent n’étaient pas versés dans le lac – ils étaient trop précieux pour cela –, mais dans son limon sulfureux étaient contenues les eaux usées de la fabrication de fibres synthétique. Les images de paysages qui dominent le « Silbersee » (2015) montrent souvent un point de départ semblable, une perspective récurrente, choisis par le photographe. Navratil sélectionne un rythme narratif lent, les séquences d’images se fondent les unes dans les autres et se remplissent de fragments de textes qui dépeignent les événements d’un sujet qui nous reste mystérieux : cela reste peu clair, s’il s’agit d’une personne, d’un environnement ou du lac.
Le travail vidéo « The Night Side » est un portrait singulier d’une travailleuse qui fabriquait, pendant de longues périodes dans une obscurité presque totale, du matériel photosensible. Le déroulement de son travail était déterminé par l’absence de protection sur les yeux : son orientation était organisée à travers l’intériorisation d’indications haptiques, des répétitions et des signaux sonores. Nous suivons dans « The Night Side » Gundula Brett, une ouvrière qui a travaillé pendant plus de 25 ans pour l’AGFA AG : son corps se souvient des gestuelles de l’époque, à travers la répétition de centaines de mouvements effectués. « Ma vie s’est déroulée dans la chambre noire, et plus tard, quand je ne serai plus de ce monde, ce sera à nouveau le noir ».
[1] En 1850-51 découvre Frederik Scott Archer et Gustave Le Gray inventent une plaque photographique, qui en tant qu’ambrotype ou à travers une procédure en négatif produit une photographie : le collodion humide. Cette procédure, désignée par le terme collodion humide, nécessitait qu’un rapide traitement préalable pour la production d’une photographie. Un photographe de voyage devait par exemple se déplacer avec une chambre noire mobile aux débuts de la photographie.
Rachel de Joode (*1979, Hollande) vit et travaille à Berlin. Elle a étudié les arts numériques à la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam et a effectué plusieurs résidences d’artistes, notamment à la Société des Beaux-arts de Fankfort, à la Sculpture Space, Utica, New York ainsi qu’au LMCC, Governors Islande, New York, grâce au programme de résidence d’artiste de la Bourse allemande. Elle est également conférencière à l’ECAL à Lausanne depuis 2017.
Dans cette exposition, Rachel de Joode interroge l’espace de la salle – et plus particulièrement de la salle d’exposition – par rapport à son esthétique, aux événements artistiques actuels, et plus particulièrement à ceux qui circulent online. Sa recherche s’établit dans la convergence entre l’œuvre d’art tridimensionnelle et son pendant bidimensionnelle. Le monde digital n’était pas et n’est pas seulement immatériel, comme Felix Stalder l’explore dans le livre « Kultur der Digitalität » (« Culture de la digitalité »), publié cette année. La pulsion fugace de la communication digitale repose sur des infrastructures concrètes globales, dans des mines profondément enfouies sous la surface de la terre dans lesquelles reposent des métaux en terres rares, jusqu’au cosmos où des satellites voyagent en orbite autour de la terre. Lors de nos errances quotidiennes, ces connexions sont à peine visibles et donc souvent ignorées – elles ne s’estompent pas pour autant et ne perdent pas leur importance. Le monde digital renvoie historiquement à de nouvelles possibilités de constituer et lier entre eux différents acteurs, humains et non-humains. Ici se rejoignent l’approche de Rachel de Joode et la réalisation de Felix Stadler : la notion de digitalité n’est pas limitée aux seuls médias numériques, mais apparaît plutôt en tant que modèle relationnel dans les contextes analogiques et renouvelle l’étendue des possibilités de nombreux matériaux et acteurs.
Tous les travaux présentés dans l’exposition sont des nouvelles productions et découlent de la récente fascination de Rachel de Joode pour les décors et le théâtre de marionnettes. Le sentiment, de se sentir petit – comme une fourmis – lui plaît et lui sert de point de départ pour de prochaines discussions. Une petite fourmi sur la gigantesque planète Terre, qui se déplace à son tour dans un univers infiniment grand. Sa façon de manipuler les proportions se dévoile à travers la réalisation de ses « Stacked Sculptures ». Les « Stacked Sculptures » remplissent la salle d’exposition de leur présence et nous sentons notre propre corps rétrécir dans une moindre mesure. Dans la salle d’exposition, l’artiste joue habilement avec la manière dont notre perception est conditionnée par la technologie qui nous entoure : nous voyons, pensons et bougeons autour de l’objet, et même si son travail n’aborde pas des questions technologiques en soi, elle renvoie tout de même à la culture visuelle contemporaine du monde digital. Elle travaille des matériaux comme l‘argile, les pigments et la résine avec ses mains et enregistre ces « conversations » à travers la photographie. Dans une étape suivante, elle sélectionne quelques-unes de ces images créées avec ses mains, qu‘elle stratifie et superpose ensuite avec le logiciel Photoshop pour en constituer qu‘une seule partie. En résulte des sculptures bidimensionnelles qui sont agencées en tant de groupes ordonnés, exprimant la zone de conflit entre la corporalité de l’image en atelier et l’image qui la détermine par la suite. Ces formes uniques restent identifiables, bien qu’abstraites, et nous rappellent la question que l’artiste pose lors de son processus créatif : c’est comment, d’être une chose ?
Dans la dernière salle, le triptyque se compose de trois scènes, comme des pièces de théâtre. L’artiste est en représentation, ses mains fabriquent et montrent en même temps des objets en céramique, traduisent des taches de couleur ou placent une mini-œuvre sur un socle. L’espace devient un présentoir, la limite entre le tactile d’un objet et sa plane représentation photographique devient floue. Les céramiques présentées sont le témoignage du processus de l’atelier, de mouvements fugaces retenus dans l’argile, cuite et émaillée.
L’approche de Rachel de Joode avec la matérialité oscille entre la sculpture classique et la mise en œuvre-transformation-réalisation de la pratique visuelle et celle d’aujourd’hui consiste en une esthétique digitale. Ses travaux antérieurs peuvent être classés dans la peinture classique et la photographie de nature morte. Aujourd’hui il s’agit de sculptures hybrides ou de photographies sculpturales. Lorsque questionnée à propos de son intérêt pour la photographie en tant que médium, l’artiste explique sa fonctionnalité : comment le langage photographique aplatit et simplifie, comment elle représente la réalité – selon le sens communément admis. Elle renvoie à Roland Barthes : la croyance d’une réalité écoulée n’est pas transmise à travers d’autres arts visuels ; ils imitent, alors que la photographie montre. Ainsi, son approche, ou son noema (contenu sémantique) postule que de temps en temps « ça s’est passé comme ça ». Dans ce contexte, la photographie fonctionne comme la prolongation du geste d’un enfant, qui montre quelque chose et dit : « ça là, c’est ce truc ». Le conflit de Rachel de Joode va même plus loin : avec la duplication du plan focal, elle infiltre la prétendue fonction mimétique de la photographie et repousse la limite entre l‘effigie digitale, l’objet et l’œuvre dans la salle d’exposition.
Télécharger le texte de salle ici
Vue de l’exposition Rachel de Joode © Julie Lovens
Vue de l’exposition Rachel de Joode © Julie Lovens
Vue de l’exposition Rachel de Joode © Julie Lovens
Vue de l’exposition Alexandra Navratil © Julie Lovens
Vue de l’exposition Alexandra Navratil © Julie Lovens
Vue de l’exposition Alexandra Navratil © Julie Lovens